dimanche 27 janvier 2013

Mao II - Don Delillo



Auteur : Don Delillo (USA)
Titre : Mao II
Editions Babel
Parution : 2001 (VO, 1991)


Paru au début des années 90, le roman de Don Delillo évoque à la fois le terrorisme, des réflexions sur l'écriture, le mooniste de Sun Myung Moon, ou encore le maoïsme.


Dans un stade de New-York, se déroule des centaines de mariages forcés, sous l'oeil bienveillant de Sun Myung Moon, depuis la Corée. L'Eglise de l'Unification (considérée comme une secte) prône la substitution de l'individu au profit de la masse. Les hommes ont l'air heureux, privés de leur libre arbitre et de leur pensée. "Ils chantent, fortifiés par le sang des grands nombres. [...] Ils sentent la puissance de la voix humaine, la puissance d'un seul mot répété qui les enfonce davantage encore dans l'unité. [...] Ils chantent pour une vie nouvelle, pour la paix éternelle, pour la fin de la souffrance solitaire de l'âme."
Ailleurs, l'écrivain Bill Gray refuse de rendre à son éditeur son dernier roman. Il est angoissé par l'insatisfaction de son travail, par une réécriture constante au risque de dénaturer sa pensée première afin de retarder la publication, car après cette étape, son livre ne lui appartient plus. C'est au lecteur de se l'approprier, de le décoder ou non. Bill se rend au Liban pour apporter son aide à un otage. Delillo parle de l'influence des médias dans ce genre d'opérations, de l'impact qu'engendre le sensationnalisme et l'extraordinaire : "plus sombre est l'information, plus grandiose (est) le récit." Il décrit le quotidien d'un otage, qui doit tenter de se repérer dans le temps en fonction des rares repas qu'on daigne lui amener. Son sort (en partie) lié aux médias. Le roman s'attarde aussi sur le rythme d'une ville, Beyrouth, soumise aux bombes terroristes, et aux balles. C'est leur manière de trouver une place en ce monde s'exprimant à travers le prisme de l'Histoire, en employant la terreur : car à leurs yeux, "la terreur rend possible un nouvel avenir. L'histoire n'est pas le livre ni la mémoire humaine. Nous faisons l'histoire le matin, et la changeons après le déjeuner." 


"Mao II", s'il propose de belles réflexions sur des sujets pertinents et de société, n'atteint cependant pas l'ambition et la qualité littéraire de son roman "Les noms", mais peut se ranger aisément en compagnie du très poétique "Body art" ou du non moins recommandable "Cosmopolis". Don Delillo fait partie des grands écrivains contemporains américains dont il serait dommage de se priver.

Docteur Squelette - Serge Brussolo



Auteur : Serge Brussolo (FRA)
Titre : Docteur squelette
Editions Fleuve noir
Parution : 1987



Ecrivain ultra prolifique de plus de deux cents romans, Serge Brussolo campe un imaginaire le plus souvent terrifiant, articulé autour de la thématique du corps. Il est aussi auteur de nombreux polars. Cet excellent roman fantastique doté d'une impressionnante puissance évocatrice figure parmi ses plus belles réussites.


A San-Carmino, une petite ville sud-américaine assommée par la chaleur, les habitants sont atteints d'hébétude et de fortes difficultés à se concentrer. Depuis plusieurs décennies, une légende circule, celle de "La grande possession" : les membres de la secte du docteur squelette (un démon) doivent lui offrir en sacrifices des centaines de corps humains, chaque décennie, pour qu'il laisse les gens en paix. Ces immenses suppressions de vies sont maquillées sous des catastrophes naturelles ou des accidents tragiques.
Un exorciste aurait offert au docteur squelette mille queues et langues de chiens, afin de satisfaire son besoin de sang. On raconte que les personnes envoûtées se déchiraient de l'intérieur, car leurs os grandissaient et  leur peau finissait par se fissurer. D'où l'intervention de couseuses chargées de protéger et d'identifier les êtres ensorcelés par la créature, en leur insérant à même la peau des morceaux de cuir. 
Un couple d'étrangers se trouve confronté à la superstition et à la crainte des autochtones lorsque le tombeau d'un saint vient d'être profané, à plus forte raison lorsque l'homme se rendait régulièrement à l'église où eu lieu ce sacrilège. Tandis que la ville voit apparaître des hordes de somnambules, et que la famine exaspère tout le monde, le chaos pointe le bout de son nez...

Brussolo parvient admirablement à nous faire ressentir les choses. La sécheresse, l'atmosphère pesante, puis le basculement dans le fantastique avec de prodigieuses descriptions épouvantables qui relèvent à la fois de l'hallucination, du monde du rêve et du monde bien réel ou supposé tel car les personnes rescapées des événements ont des trous de mémoire ou pensaient faire un cauchemar. Pour les amateurs de modifications corporelles, nous vous recommandons du même auteur, "Les lutteurs immobiles", qui se révèle mémorable. 



Avec l'envoûtant et cauchemardesque "Docteur squelette", nous touchons à ce qui se fait de mieux chez cet auteur qui fourmille d'idées. D'ailleurs, on se demande encore pourquoi une telle oeuvre n'a pas encore été rééditée. A dévorer d'urgence !

vendredi 25 janvier 2013

Apocalypse culture - Adam Parfrey


Auteur : Adam Parfrey (USA) - sous sa direction
Titre : Apocalypse culture
Editions Camion noir
Publication : 2009 (VO, 1990)


"Le monde entier est cruel à l'intérieur, et cinglé en surface." (David Lynch)


Cette compilation dresse un portrait édifiant d'obsessions, de démences, de schizophrénies, d'hallucinations en tous genres qui témoignent de la "folie terminale du XXè s" comme le dit si joliment l'écrivain James Ballard. Qu'ils soient jouissifs ou carrément flippants, ces articles ne laisseront en aucun cas le lecteur indifférent. Préparez-vous pour un voyage aux confins de l'étrange.


"L'enfer, c'est à quel étage ?" Tel est le titre d'un roman du prolifique Serge Brussolo. On peut répondre aisément à cette question au regard de "Apocalypse culture" en disant : à tous les niveaux ! Car personne ne semble être à l'abri d'un basculement dans la folie ou d'une plongée hystérique de masse.
L'ouvrage est scindé en deux parties, la première aborde les théologies de l'Apocalypse et la seconde évoque la guerre invisible. Des interviews sont parfois intercalées entre deux articles. Parmi elles, on relève notamment celle de la nécrophile Karen Greenlee, pour le moins écoeurante ; une autre du terrifiant Peter Sotos qui revendique son adoration de la violence sexuelle extrême ; le psychopathe Frank qui ambitionne de tuer un maximum de personnes en une seule fois, ou encore le rockeur fou G.G. Allin qui défèque sur scène, mutile ses fans et rêve de supprimer son public. Ce qui s'avère paradoxal puisque sans lui, son show n'aurait pas grand intérêt. Quant au fakir Musafar, il parle de ses performances ainsi que du body art d'une manière générale.
Les articles quant à eux parlent de la lycanthropie, de l'auto-castration, du terrorisme esthétique, de l'eugénisme, des sociétés secrètes, de la bombe atomique, des apôtres de la mort, etc. Certains articles sont plus "distrayants" au milieu de ce tas d'immondices, comme par ex. l'aliénation des gosses par les boîtes de céréales (avec un cadeau à l'intérieur, bande de salauds !), l'obésité qui serait un vecteur favorable à la médiumnité (sans déconner ?), ou le dinguot Mel Lyman qui se prenait pour Dieu... et j'en passe.
Mon principal reproche en dehors du fait que ce soit trop court (il existe un second volume en VO), c'est une quantité impressionnante de coquilles, de mots qui sortent de nul part et qui par moments vous mettent les nerfs. A plus forte raison vu le prix de l'ouvrage. Il faut hélas s'en accommoder. 


Saluons donc l'excellente initiative des éditions Camion noir qui ont osé publier ce livre atypique, certes totalement effrayant, mais qui vous procure un plaisir de lecture intense. Subversif, choquant et provoquant, "Apocalypse culture" marque indéniablement les esprits. C'est un euphémisme que de dire que l'on attend un (hypothétique ?) tome 2 avec grand intérêt.





lundi 21 janvier 2013

Fakir Musafar - Spirit + Flesh



Auteur : Fakir Musafar (USA)
Titre : Spirit + Flesh (inédit)
Editions Arena
Parution : 2004


Né en 1930 dans le Dakota du Sud, Roland Loomis, alias Fakir Musafar, est un des personnages phares du body art. Il est considéré comme le père du mouvement primitif moderne. A ses yeux, toute personne  pouvant s'identifier à ce mouvement se caractérise comme quelqu'un de "non tribal qui répond à des besoins primaires liés au corps". Ce bel album présente brièvement le parcours de l'artiste, avant de proposer la succession d'une bonne centaine de photographies en format A4, noir et blanc, très esthétiques. 


Adolescent, Roland Loomis se documente beaucoup sur les modifications corporelles. Il s'intéresse particulièrement aux pratiques d'ornementation des sociétés traditionnelles. La danse du soleil pratiquée par des tribus indiennes d'Amérique du Nord titille sa curiosité. Ce rituel religieux en l'honneur du bison consiste en des chants et des danses puisqu'il symbolise la vie. Les valeureux guerriers font le sacrifice de leur corps, en pratiquant des incisions dans leur poitrine afin d'y passer des broches en bois, elles-mêmes reliées à un poteau par des lanières en cuir. Cet acte signifie une purification du corps en symbiose avec l'esprit sacré. 
L'autre influence de ses jeunes années sont les sadhus, des saints hindous qui renoncent à la société et à leur vie familiale pour se consacrer à la moksha, c'est-à-dire la libération finale de l'âme individuelle (qui équivaut au nirvana bouddhique). Ces hommes se font des mortifications, notamment  physiques pour progresser dans le domaine spirituel. 
Fakir Musafar commence vers quinze ans des expériences comme le tightlacing (se mettre un corset afin de diminuer la taille sur plusieurs jours), des piercings ou encore s'enrouler le corps de chaînes métalliques afin de connaître de nouvelles sensations. 
Toujours anonyme sous son nom de scène, les années 70 lui offrent une ouverture via la révolution sexuelle et la libération du mouvement gay. Il entre à cette époque en contact avec un millionnaire excentrique qui le paye, l'incitant à poursuivre son activité. Il s'entoure d'autres artistes comme lui. Il passe à la reconnaissance auprès du grand public dans les années 90, en participant à des émissions de télévision, et continue encore aujourd'hui à faire des performances dans le monde.
Les nombreuses photos sont des performances de Musafar himself, ainsi que la participation d'une dizaine d'autres artistes : on trouve toutes sortes de pratiques de modifications corporelles allant du tightlacing au bondage en passant par des suspensions, des scarifications ou des piercings. Certaines images sont difficiles à soutenir. Par ex. le cloutage d'un pénis sur une planche de bois ; un artiste reposant nu sur des lames ; des suspensions via des crochets métalliques qui transpercent les seins...
Fakir Musafar considère ses performances telles des expériences transcendantales. Il qualifie sa pratique de "Body play" car il utilise son corps pour atteindre un état de conscience supérieur. Il encourage les métamorphoses corporelles car à ses yeux, il s'agit de capter la spécificité naturelle de la vie au regard de l'expression du corps humain.
D'autres artistes célèbres ont oeuvré dans le domaine de l'art corporel. Citons notamment Stelarc, Bob Flanagan, Gina Pane, Orlan, Michel Journiac ou encore Chris Burden.


"Spirit + Flesh" est un album dérangeant, intrigant et  provocateur, dont la beauté peut parfois atteindre son apothéose dans ce qu'elle a de plus horrifique. Saisir la démarche intellectuelle et/ou artistique des performeurs permet de mieux appréhender cet art extrême, qui nous montre également l'impressionnant potentiel du corps humain, jusqu'au boutisme. 

vendredi 18 janvier 2013

L'actionnisme viennois et les autrichiens - Danièle Roussel



Auteur : Danièle Roussel (FRA)
Titre : L'actionnisme viennois et les autrichiens
Editions Presses du réel
Parution : 2008 (première publication 1995)


Regroupant une trentaine d'entretiens menés au début des années 90 auprès d'artistes, d'écrivains et d'hommes politiques, ce document sur un mouvement artistique qui fit sensation dans les années 60 - l'actionnisme viennois - nous donne un aperçu de la manière dont a été appréhendé ces performances d'un point de vue interne (via les interviews des trois membres les plus influents) et externe.


L'actionnisme viennois naquit en 1960. Pour comprendre sa profonde brutalité et son radicalisme, il est nécessaire de le replacer dans le prolongement de la seconde guerre mondiale. En effet, dès 1938 à l'arrivée d'Hitler aux portes de Vienne, l'Eglise (ou une partie du moins) offrit sa bénédiction au Führer par la voix du cardinal Innitzer, pour qui il s'agissait de la Providence. La grande majorité de l'élite intellectuelle et artistique fut torturée, chassée, massacrée. Un nombre considérable de juifs, éliminés. Or, beaucoup de gardiens de camps de concentration étaient des autrichiens. Malgré cela, l'Autriche fut dédouanée de ses responsabilités à l'égard du nazisme. Après 1945, Vienne devint, comme le souligne l'écrivain Peter Turrini, "une maison de sucre, un conte de fée bidon, et il fallait profaner ce conte, avec de la merde et de l'urine." Le comble fut sans doute atteint en matière de mensonge ignoble en 1955 avec la signature par les Alliés du "contrat d'Etat", désignant l'Autriche comme une victime du nazisme. S'en était trop.
En 1960 donc, une poignée d'artistes se révoltèrent devant la puanteur des cadavres, ainsi que le vide culturel laissé par la guerre. Ils vont alors "dépecer, lacérer, faire exploser, autopsier cette image du monde capable de tels crimes, au nom de l'humanité, de la religion et de l'esthétique." Tous les tabous ont été rompus, heurtant un public médusé. 
Leurs actions firent scandale par leurs aspects choquants et leur radicalité. Des spectateurs y voyaient un culte satanique. Les trois membres clés du mouvement artistique, à savoir Otto Muehl, Hermann Nitsch et Gunter Brus, reçurent de nombreuses menaces de morts et furent victimes de harcèlement téléphonique. Otto Muehl fut même incarcéré à plusieurs reprises.
Venons-en à présent aux influences de l'actionnisme viennois. Selon les artistes du groupe, on retrouvait l'expressionnisme abstrait, l'art informel américain, le tachisme, le symbolisme français, entre autres. Ils s'inspiraient de peintres tels Egon Schiele, Klimt, Kokoschka ; des psychanalystes Freud et Jung ; des musiciens Schonberg et Berg, ainsi que des écrivains comme Trakl, Musil, Kraus et Weininger. 
Avant de faire leurs performances, chacun apportait une grande importance à la théorisation. Cet art charnel et sensuel consistait à repousser les limites personnelles pour une meilleure connaissance de soi : faire émerger les zones refoulées. Dès lors, dépecer des animaux, se masturber, uriner, déféquer en public, verser son propre sang ou celui d'animaux sur d'autres corps faisant parti du "spectacle". 
Le mouvement ne perdura pas puisque chaque nouveau prétendant se voyait rejeté. D'ailleurs le trio se disputait régulièrement en raison de désaccord et d'une concurrence entre eux. La célébrité et la couverture médiatique n'atténuèrent pas les tensions, ceux-ci restant sous cette entité par des convictions similaires. A noter qu'un quatrième membre, un peu à part car très réservé et n'ayant fait essentiellement que des actions privées, était un peu à part, bien que proche du mouvement. Il se nommait Rudolf Schwarzkogler et se suicida en 1969.
Les divers entretiens auprès de personnalités éclectiques offrent une belle approche de ce mouvement extrême, cependant on regrette le si faible nombre d'illustrations, et aussi l'absence des descriptions de leurs "actions" les plus mémorables. Toutefois, ce manque n'enlève rien à l'importance de ce livre.


Mouvement artistique parmi les plus choquants (et des plus courts) du XXè, l'actionnisme viennois marqua durablement les esprits de l'époque, et  ne devrait pas laisser indifférent ceux qui le découvrent aujourd'hui. Un livre précieux au regard de l'analyse qu'en ont apporté les acteurs et les spectateurs, dans ces enquêtes par entretiens. Dérangeant et fascinant !














dimanche 13 janvier 2013

Le formidable événement - Maurice Leblanc



Auteur : Maurice Leblanc (FRA)
Titre : Le formidable événement
Editions Folio s-f
Parution : 2013 (première publication, 1921)


Surtout connu pour les célèbres aventures d'Arsène Lupin, Maurice Leblanc écrivit aussi quelques textes d'anticipation. Ce récit post-apocalyptique des années 20 a un intérêt historique certain, toutefois le lecteur d'aujourd'hui parviendra difficilement à s'en contenter.


Pour conquérir la belle Isabel, Simon Dubosc doit réaliser une énorme prouesse. Telle est la volonté de sa promise. D'autant plus que le père d'Isabel est un lord qui ne voit pas d'un bon oeil cette union. 
Des événements troublants ont lieu dans la Manche, durant les traversées des bateaux entre la France et l'Angleterre. En effet, un nombre anormalement élevé de naufrages sont signalés. Simon et Isabel réchappent de justesse à celui de leur bateau, qui provoque la mort de centaines de passagers.
De retour sur le rivage, ils sont confrontés à des tremblements de terre et  une tempête qui sèment la panique. Car une énorme bande de terre vient d'émerger, créant un passage étroit entre les deux nations. Ce cataclysme entraîne l'apparition de nombreux truands qui pillent les bateaux échoués, volent les survivants sans défense, et les cadavres.
Lorsque Isabel se fait kidnapper par des voyous, Simon part en chasse afin de la délivrer...

Si la première partie s'oriente clairement vers la science-fiction via ce terrible cataclysme, la seconde moitié fait la part belle aux aventures, qui sonnent très western avec les poursuites à cheval, la  recherche d'un gisement d'or, ainsi que la présence improbable d'indiens. On se demande encore comment ils ont atterri en cet endroit. La violence se manifeste de manière incisive avec de nombreuses hordes sauvages qui propagent un climat de terreur sur leur passage. Le fil conducteur du roman, d'un intérêt assez quelconque, consiste en cette quête amoureuse, qui aboutit sur une solution un peu paradoxale.


"Le formidable événement" tient une place de choix dans la science-fiction de l'entre deux-guerres. Cependant, en dépit d'un indéniable intérêt historique, on referme le livre avec une certaine déception. Non que le récit soit déplaisant, mais plutôt le fait d'avoir lu une oeuvre mineure de l'auteur, un peu trop tirée par les cheveux. A moins d'être un inconditionnel de Maurice Leblanc, je vous suggère donc de passer votre chemin.

vendredi 11 janvier 2013

Le demi-monde, hiver - Rod Rees




Auteur : Rod Rees (ANG)
Titre : Le demi-monde, hiver
Editions Nouveaux millénaires
Parution : 2012 (VO, 2011)



Premier roman de l'anglais Rod Rees, "Hiver" est le premier tome du Demi-monde, un cycle qui en comprendra logiquement quatre. L'auteur nous plonge dans un monde virtuel d'une grande crédibilité, destiné à entraîner les soldats américains aux combats de guérilla extrême. Comme si cela ne suffisait pas, les concepteurs du jeu ont recréé sous forme de cyberdouble, vingt des plus grands salopards de l'Histoire : Heydrich, Chaka, Beria, Robespierre, Aleister Crowley, entre autres. Pour foutre le bordel là au milieu, c'est une bonne initiative... sauf qu'ils n'ont pas prévu que le programme prendrait son indépendance, et évoluerait de façon anarchique. Bienvenue en enfer !


Le Demi-Monde : conçu par un immense simulateur informatique nommé ABBA, il se divise en cinq secteurs. Ces secteurs sont organisés de façon à ce que les populations qui se juxtaposent ne puissent pas se sentir, afin de semer le chaos. Si l'on ajoute à cela une surpopulation volontaire, on imagine aisément que cela pète de tous les côtés. 
De plus, par un incroyable tour de passe passe, l'immense et terrifiant magicien occulte Aleister Crowley a réussi à kidnapper une personne extérieure au Demi-Monde. La victime n'a pas été choisit au hasard puisqu'il s'agit de Norma, la fille du président des Etats-Unis. Ainsi, le jeu ne peut être simplement détruit ou stoppé car cela ferait de Norma une Captive, c'est-à-dire une personne issue du monde réel, prisonnière du jeu, dont l'esprit se perdrait dans le cyberespace. Dix-sept soldats sont également pris au piège. Plus grave encore, les entités numériques ont verrouillés les entrées dans le jeu et les sorties. Il  ne reste plus qu'une porte de secours à l'intérieur du Demi-Monde pour s'en évader. Telle va être la mission de Ella, une jeune métisse qui a toutes les qualités requises nécessaires au sauvetage de Norma. Elle s'immense dans l'univers virtuel dans le "corps" du seul cyberdouble vacant. Pour elle, c'est le début de sérieuses emmerdes...


Rod Rees démarre sur les chapeaux de roue ce cycle qui s'annonce sous les meilleures augures. Via une plume assez élégante qui n'hésite pas à manier l'humour, on tourne les pages avec beaucoup de plaisir en suivant les vicissitudes des personnages. Cet univers virtuel complexe est d'une grande richesse, truffé de détails qui crédibilisent le Demi-monde, même si réunir les pires crapules en un même espace-temps laisse un peu perplexe. Mais là n'est pas l'essentiel. C'est avant tout les perspectives qui se dévoilent qui font froid dans le dos. Le demi-Monde renvoie inévitablement aux auteurs cyberpunk, à l'instar de William Gibson, Bruce Sterling, Neal Stephenson, Effinger, entre autres. Cette immersion dans une réalité virtuelle fait aussi penser à l'excellent roman de Christopher Priest, "Les extrêmes", dans lequel une femme agent du FBI traumatisé par la mort de son mari, s'immerge dans un logiciel pour "revivre" la scène du crime dans la peau du tueur et des victimes. En plus de la science-fiction, la dimension ésotérique parsème le récit. En premier lieu on note la présence du puissant magicien Aleister Crowley, à l'insondable esprit. C'est lui la principale arme du Demi-monde. Les rituels sont évoqués tels le Sacrifice du sang ainsi que le diabolique Rite du transfert. Les médiums ne sont pas en reste non plus avec Ella (la recrue sensée sauver la fille du président) qui devient l'assistante d'un médium charlatan en fuite. En lisant les scènes de séance de spiritisme, on songe au polar ésotérico-fantastique, "La fille dans le verre" de Jeffrey Ford, d'excellente facture. Enfin, certains dirigeants consultent le Yi King pour les aider à la prise de décisions. 
Pour les points négatifs, je n'ai pas grand chose à reprocher à l'auteur, si ce n'est quelques rebondissements étranges ou loufoques (une fuite en ballon qui n'est pas sans rappeler "L'île mystérieuse" de Jules Verne ; ou l'invraisemblable transformation de Trixie, jeune demoiselle bien propre sur elle qui devient une formidable meneuse de guerre). 


Ce roman audacieux et bouillonnant se dévore, en un savoureux mélange d'influences multiples, qui laisse la part belle au divertissement. On attend la suite avec impatience, annoncée pour le mois d'octobre. A n'en pas douter, Rod Rees est une révélation pour cette année, qu'on se le dise !