vendredi 23 mars 2012

Plus X - E.F. Russell


Auteur : Eric Frank Russell (ANG)
Titre : Plus X
Editions Pocket
Parution : 1987 (VO, 1958)

Essentiellement connu pour son livre "Guerre aux invisibles", Eric Frank Russell a publié deux autres romans recommandables. Le satirique "Guêpe" et le délectable "Plus X", qui va encore plus loin dans le côté ubuesque et désopilant. Ne dit-on pas que plus le mensonge est gros, plus il a de chance de passer ? En voici une magistrale démonstration.


Scindée en deux parties, avec d'un côté, la Confédération (qui comprend vingt formes de vie), et de l'autre, l'Union (qui en contient treize), la galaxie ne connaît que trop rarement des moments d’accalmie.
Leeming, un pilote Terrien confirmé, s'engage volontairement pour intégrer une patrouille spéciale de reconnaissance avancée. Sa mission ? Recenser un maximum de planètes ennemies. A noter que 90% des volontaires sont bons pour un traitement psychiatrique. Leeming ne déroge pas à cette règle, celui-ci optant fréquemment pour un comportement discutable : défiler la casquette à l'envers, se présenter en entretien devant un major la braguette ouverte, affirmé avoir "subi une attaque de je-m'en-foutisme", et ainsi de suite. En somme, bon débarras pour sa base militaire.

Ayant recensé 72 planètes, il lance un message pour savoir s'il doit poursuivre. On lui indique qu'il est promu lieutenant. Néanmoins, Leeming décide de continuer jusqu'à 100.  A la 83ème survient un incident. Son vaisseau perd deux revêtements de propulseurs et le contraint à se poser en catastrophe. Il fait exploser son appareil pour détruire l'unité motrice ultra secrète. L'énorme détonation attire inévitablement l'attention et peu de temps après, il est fait prisonnier par les Zangastans (extra terrestres humanoïdes à la peau écailleuse de lézard et aux yeux sans paupières, couverts de corne). Les nombreux interrogatoires commencent. L'occasion pour Leeming de faire travailler son imagination, et pour sûr il n'est pas à court d'idées.


Ce récit montre l'impact qu'un seul homme, qui plus est dérangé du casque, engendre chez les rivaux. Via le cosmoglotte, la langue universelle, Leeming peut échanger avec un major (l'un des rares Zangastans à la maîtriser), et mettre en place un piège futé et ingénieux, grâce à son culot. Vous découvrirez que chaque Terrien possède son propre Eustache, et l'influence que cette entité peut exercer. L'armée n'en sort pas grandit puisque du côté des Terriens, on envoie des fous en mission de haute importance, et chez les extra terrestres, tout une organisation se voit perturbée par un seul individu. Cette thématique suit la droite lignée de son roman intitulée "Guêpe", publié en 1957.
Les expressions employées par Russell sont savoureuses et provocatrices, puisqu'il joue sur la langue pour tromper l'ennemi.


Sans doute plus réussi que "Guêpe", "Plus X" distrait merveilleusement par ses côtés goguenard et sarcastique, en taillant au passage l'incompétence de l'armée. A ranger parmi les plus belles réussites de la science-fiction de la fin des années 50.

dimanche 18 mars 2012

Prisonniers du ciel - James Lee Burke


Auteur : James Lee Burke (USA)
Titre : Prisonniers du ciel
Editions Rivages Noir
Parution : 1992 (VO, 1988)


Deuxième volet de la série "Dave Robicheaux", un ancien de la police criminelle de la Nouvelle-Orléans, "Prisonniers du ciel" marque les esprits par une écriture riche, une description ciselée du paysage et des personnages à taille humaine.

Depuis son retrait de la police, Dave Robicheaux se consacre à sa petite entreprise de location de bateaux et de vente d'appâts de pêche, en Louisiane. Son quotidien va basculer lorsqu'un petit avion s'engloutit à proximité de lui. Il parvient à extirper une fillette, les autres adultes n'ayant pas survécus. La petite parle espagnol, c'est une clandestine salvadorienne. Robicheaux décide de l'adopter.
Cet accident, (mais en est-ce bien un ?) provoque des ennuis à Dave comme un effet boule de neige. D'abord les flics, qui n'apprécient guère qu'il fouille dans leurs affaires, étant donné que les occupants du petit appareil étaient des passeurs de clandestins et transporteurs de stupéfiants pour un caïd local, Bubba Rocque. Ce dernier envoie deux hommes le passer à tabac. Et ce n'est que le début, car Robicheaux, qui décide de prendre le poste d’adjoint au shérif pour régler ses comptes, n'a pas idée de la merde dans laquelle il s'est fourrée...


Dave Robicheaux, quadragénaire, a quitté la police, ne supportant plus "l'hypocrisie politique et la laideur brutale du maintien de l'ordre", bien qu'au fond de lui, il adore ça. Durant quelques passages, il évoque le Vietnam, une guerre qui l'a profondément marquée, et qui le hante souvent la nuit, dans ses cauchemars. Il lutte contre ses démons, en premier lieu l'alcoolisme, en grande partie responsable de l'échec de son premier mariage. Il vit actuellement avec Anne. Tous deux tentent de construire une famille en adoptant Alafair (véritable prénom de la fille de J.L. Burke), sauvée de la noyade par Dave.
L'une des grandes forces dans l'écriture de l'auteur vient de sa capacité à immerger le lecteur en Louisiane. Il décrit la flore (le bayou : les saules pleureurs, les cyprès, les bancs de sable, les racines) et la faune (mocassins d'eau, alligators, moustiques, poissons et crustacés) ainsi que la sensation de chaleur, de moiteur. On dépasse le cadre du simple thriller pour prendre une dimension plus globale de l'Etat.
Les personnages sont généralement confrontés à de gros problèmes à première vue, mais en toile de fond leur part d'humanité laisse pointer une lueur, certes infime, d'espoir. Par exemple, Robicheaux face à l'alcoolisme et à la guerre, Robin qui aimerait échapper à la prostitution et à la drogue, ou encore Bubba Rocque, le dealer, opposé à Dave alors qu'ils étaient proches durant leur adolescence.


Prometteur à bien des égards, ce second opus laisse augurer du meilleur. Quant-à moi, je vais auparavant lire "Pluie de néon", le premier de la série, dont le 19ème tome doit sortir aux Etats-Unis cet été. Le mérite de l'auteur étant d'avoir su maintenant la qualité et le souffle sur autant de pages, puisque les critiques sont toujours élogieuses. Chapeau bas, Monsieur !

vendredi 16 mars 2012

Les extrêmes - Christopher Priest

Auteur : Christopher Priest (ANG)
Titre : Les extrêmes
Editions Denoël : 2000 (VO, 1998)
Réédition en Folio SF : 2004


Dixième roman dans la prodigieuse bibliographie de Christopher Priest, "Les extrêmes" ne déroge pas à la règle des précédents opus. Il brille par les caractéristiques habituelles de l'auteur : à savoir, une exigence à la fois formelle et littéraire,  un art d'altérer le réel, le tout dans un récit intelligent et subtil.


Teresa Banks, aujourd'hui âgée de 43 ans, vient de prendre une sorte de congé offert par le FBI, dont elle est l'une de leur agent. En effet, son mari, Andy, a été tué par un gangster dans un bled paumé du Texas. Commence alors un voyage qui va la mener au fond de l'abîme.

Elle se rend dans le village anglais de Bulverton. Les habitants sont encore traumatisés par la folie meurtrière de Gerry Grove qui assassina 23 personnes lors d'une fusillade. Cet évènement est survenu un an jour pour jour après la mort de son compagnon. Elle tente de recueillir les témoignages des villageois mais ceux-ci sont peu loquaces. Teresa s'inscrit dans un club pour faire des ExEx, des scénarios qui permettent de visualiser les scènes des grands massacres de manière virtuelle en étant dans la peau d'un des actants (celle d'un individu tué parce qu'il était là au mauvais moment, celle du tueur, etc). Ainsi, elle affronte plusieurs scénarios éreintant sur le plan physique et surtout psychique... et remonte inéluctablement jusqu'à la reconstitution virtuelle de la mort de son mari...

Lire Priest est une expérience littéraire fascinante et éprouvante. L'auteur interroge ici le rôle de la mémoire, la question de la mort, de la douleur lorsqu'il faut se reconstruire après le décès d'un être qui nous est cher. Mais aussi l'impact sur les plans psychique et émotionnel que cela créer lorsqu'une personne affronte les fantômes de son passé, même virtuellement parlant, pour obtenir des réponses ou pour mieux se perdre.



Intense, sans concession, ce roman brillant et bouleversant ravira les amateurs de Philip K. Dick. Le voyage, douloureusement raffiné, devrait marquer durablement le lecteur. On regrettera seulement que cet immense écrivain ne soit pas davantage connu du grand public, car une fois que l'on y a goûté, l'addiction opère. Et c'est de la sacrément bonne came !

dimanche 4 mars 2012

Le cri du sablier - Chloé Delaume

Auteur : Chloé Delaume (FRA)
Titre : Le cri du sablier
Editions Folio : 2003 (publication originale, 2001)


Second roman de Chloé Delaume après "Les mouflettes d'Atropos", ce récit autobiographique, à l'instar de la majorité de son oeuvre, se consacre à son enfance. Enfance durant laquelle eu lieu l'épouvantable. Alors âgée de dix ans, elle vit son père assassiner sa mère avec un fusil, avant d'orienter le canon dans sa direction pour ensuite se rétracter et se suicider. Ce drame qui la hante devait rejaillir dans un immense cri, via une sorte de thérapie par l'écriture.


Chloé passa les cinq premières années de sa vie à Beyrouth, n'en gardant guère de souvenirs. Sa famille s'installa ensuite à Paris. Se marier fut assurément une belle erreur commise par sa mère. Sans compter sur sa fille, pour laquelle l'affection et la reconnaissance ne se manifestaient que rarement. Quant à son père, lorsqu'il n'était pas en voyage pour affaires, il maltraitait la petite. Ses parents ne l'appelaient jamais par son prénom, comme si elle en était dépourvue. L'école lui permettait de "s'identifier". Elle revient sur ses années laborieuses d'apprentissage à l'école primaire. Les mathématiques engendraient chez elle une profonde répulsion, tous ces calculs semblables à de "cabalistiques symboles". A dix ans surgit ce tragique évènement. La disparition de ses parents suite au coup de folie de son papa. Traumatisée, elle ne peut sortir un mot les neuf mois suivants. Sa famille la croit atteinte d'aphasie. D'autres moments, lassée de ce mutisme, elle la culpabilisait en l'accusant de ne pas faire d'efforts. Elle fut adoptée par son oncle et sa tante, mais l'ennui établissait son camp de base.


"Le cri du sablier" se démarque des autres productions par son écriture, déroutante et expérimentale. Seuls les points sont présents dans la ponctuation, on relève tout au plus dix virgules sur l'ensemble. Le sens de la phrase vacille, le lecteur devant imaginer la position des virgules. Les mots sont souvent intervertis, comme si ces phrases témoignaient du trouble intérieur de l'auteure. C'est à nous de suivre la rythmique orale. Via l'écriture, elle intercale une distance vis-à-vis des évènements. La richesse du vocabulaire trouve sa source dès son enfance où Chloé Delaume apprenait de nouveaux mots en prenant des exemples afin de leur donner du sens (on trouve quelques références à la mythologie grecque).
La pathologie du temps possède une place importante dans ce texte. Tout d'abord les nombreux mois qu'il lui fallut pour retrouver l'usage de la parole. Ensuite, de nombreuses années pour faire ressortir ce passé douloureux, employant fréquemment l'ironie pour prendre un recul nécessaire, en évitant de tomber dans le pathos. Cette langue viscérale manifeste le besoin - l'auteure parle d'un don - d'"expulser ce Verbe". De le recracher au monde : "Je t'extrairai de moi, joli papa" ou encore "Mon père, mon sale chaos". Après avoir ressasser et ressasser, elle n'a plus peur de lui, ni des hommes. Elle éprouve le sentiment de se libérer : "La parole amène les mondes à l'existence" (in Eclats de voix de David Le Breton).
Enfin la métaphore du sablier. Synonyme du temps qui passe. Lorsque l'écoulement arrive à son terme il "beugle le dénouement". En outre, l'enfermement met en lumière celui, double, de son corps et de sa voix, qui sont emprisonnés, comprimés. Ou encore de son état mental. Car après le drame, sa famille pensait qu'elle avait un "grain", comme son père.


A travers une prose qui désarçonne, Chloé Delaume revient sur son passé traumatique, dans un style sinueux qui retranscrit avec une grande force l'oppression qui la ronge. L'ironie contrebalance et distancie la gravité du propos, offrant même au lecteur quelques rires. Mais en tendant l'oreille, il devine un cri lointain qui tourbillonne continuellement. Stupéfiant et percutant.

vendredi 2 mars 2012

Guêpe - Eric Frank Russell

Auteur : Eric Frank Russell (ANG)
Titre : Guêpe
Editions Pocket
Parution : 1983 (VO, 1957)


            Passée presque inaperçue en France, l’œuvre du britannique E.F. Russell mérite un coup de projecteur afin de le (re)découvrir. Sa première grande œuvre remonte à la fin des années 30, « Guerre aux invisibles » (1939), et ne bénéficia pas de l’arrivée des  premières traductions des futurs classiques de la science-fiction, au milieu des années 50. Son roman fut rapidement éclipsé par les Asimov, Bradbury, Simak et consorts. Avec « Guêpe », l’auteur brosse un tableau peu reluisant de l’armée. Armée dans laquelle il occupa un poste à la R.A.F  (Force Royale Aérienne) durant la seconde guerre mondiale.


            En guerre depuis dix mois contre les extraterrestres Siriens, les Terriens optent pour l’infiltration de leur planète-mère pour les vaincre. Les Siriens sont douze fois plus nombreux, mais la ruse peut s’avérer une arme bien plus redoutable. Un haut fonctionnaire missionne un soldat, James Mowry, de devenir une guêpe, métaphoriquement parlant. En effet, une guêpe peut blesser ou tuer plusieurs personnes en semant le trouble dans une voiture par exemple, sans piquer. Elle perturbe, elle agace, elle irrite et peut habilement semer la zizanie dans une organisation. Ici l’armée.
            James Mowry se caméléonise en Sirien. Les caractéristiques physiques sont similaires à l’être humain. Il se maquille pour avoir une peau violacée, et fait une intervention chirurgicale afin de se coller les oreilles. Quant aux jambes arquées, il les a déjà naturellement. La langue ne freinera pas non plus sa mission puisque notre guêpe a eu l’avantage de naître sur leur planète. Sur place, l’homme sera le seul Terrien à cent millions de km à la ronde et n’aura aucun contact.
            Quelques heures après son arrivée, un message du Parti Libre Sirien sur une vitrine, allant à l’encontre de la guerre donne une idée à Mowry. Se trouvant par hasard à côté d’un major dans le train, il le file jusqu’à son domicile et l’élimine en annonçant le début d’une longue liste de meurtres. Il signe « Dirac Angestun Gesept » (nom du Parti Libre). Par la suite, il paie gracieusement deux tueurs professionnels pour abattre d’autres cibles. L’étau commence à se resserrer autour de la guêpe et il  doit user de malice pour passer ou esquiver les contrôles d’identités tout azimut. Les agents secrets du Kaïtempi se font de plus en plus pressants…


            Cette histoire aurait tout aussi bien pu se dérouler sur Terre. En dehors des caractéristiques physiques et du langage, on ne relève pas de différence notable. Les Siriens vivent dans des villes, ont des magasins, des hôtels, des voitures, des aéroports. Russell ne parle pas de coutumes et traditions locales. On peut lire « Guêpe » à deux niveaux. Premièrement au niveau de l’intrigue. Une classique et efficace course-poursuite proche du polar. Le second niveau apporte une réflexion plus profonde et grinçante sur l’armée. A commencer par le Kaïtempi qui fait référence au Kempetaï : la police militaire de l’armée impériale japonaise entre 1881 et 1945. Ces agents, aidés par la police locale, multiplient les contrôles d’identités, souvent sans queue ni tête, et ont toujours un coup de retard, laissant sous-entendre que c’est une belle bande de blaireaux. Quelques meurtres et la feinte de faire croire à une organisation rebelle puissante font voler en éclat le système : « Lorsque l’on combat par la plume, on utilise une stratégie qui peut être aussi meurtrière qu’un explosif puissant ».  Russell critique le gouvernement qui passe sous silence telle ou telle discussion, alimentant les conversations des citoyens qui se demandent ce que cela cache ou de quoi il est coupable. Il met également en avant le concept de guerre qui n’est en aucun cas totale. Une minorité s’opposant au conflit existe pour diverses raisons : pacifique ; nombre de victimes élevé ; philosophique ; éthique ; religieux, etc.


            Roman distrayant et entraînant, « Guêpe » ne se limite pas pour autant à de l’action pure en critiquant de manière acerbe et ironique les gouvernements et leur armée. Ce texte est à classer dans les bons bouquins qui se lisent d’une traite en nous faisant passer un agréable moment. N’est-ce pas là l’essentiel ?