mardi 28 février 2012

Pluto - Naoki Urasawa

PLUTO de Naoki Urasawa (éditions Kana) 
8 tomes : série terminée 
Parution en 2009-2010 [VO entre 2003 et 2009]




Considéré comme l’un des plus brillants mangakas, Naoki Urasawa obtint sa célébrité avec les séries « Monster » et « 20th Century boys ». C’est à l’occasion de l’anniversaire fictif d’Astro que le fils d’Ozamu Tezuka lui confia l’histoire du robot le plus fort du monde. Au grand plaisir d’Urasawa, admirateur dès son plus jeune âge des œuvres de Tezuka. 


Dans un monde futuriste les humains et les robots se côtoient. Ces derniers sont au service de l’homme, qu’ils soient aide à domicile, livreurs, robots-nettoyeurs, robots-flics, robots- guerriers. Le plus souvent ils effectuent les tâches les plus ingrates. Ils servent aussi à divertir, comme Brando et Hercule, deux des sept robots les plus puissants au monde, qui enchaînent des centaines de victoires d’affilés face à d’autres robots, au milieu d’une foule (humaine) en délire. Le but ultime de l’homme étant d’en construire un qui soit parfait.


L’histoire débute avec l’assassinat du robot, guide de haute montagne, Mont-Blanc (l’un des sept robots), sauvagement et mystérieusement détruit en Suisse. Sa disparition provoque un profond émoi chez les humains. 
A Düsseldorf, un membre de la commission Bora a été également assassiné. Cette commission travaillait sur la défense des lois sur les robots. 
Un fait similaire apparaît sur les deux corps. Ils ont chacun des cornes plantées sur leur tête. L’agent spécial « Gesicht » (on notera que ce mot signifie « visage » en allemand) d’Europol, un robot-flic lui aussi parmi les sept plus forts, mène l’enquête. Les policiers en viennent à envisager la possibilité qu’un robot ait commis ces crimes, sans toutefois écarter la thèse d’un acte humain. Car si c’est bien un robot le coupable, cela irait à l’encontre de la législation des robots selon laquelle « les robots ne peuvent blesser ni tuer des humains ». Toutefois, un robot (nommé Brau 1589) a commis un meurtre, en dépit de sa perfection. Incarcéré en Allemagne dans un centre de correction des I.A depuis sa condamnation, il reçoit pour la première fois une visite. Il s’agit de l’inspecteur Gesicht.
Ailleurs, un intendant-robot de haute technicité (North 2) se fait démolir. Lui qui était un redoutable guerrier destructeur sur les champs de bataille ne voulait plus combattre mais apprendre à jouer du piano et servir son maître. De nouveau, les cornes marquent le passage du tueur. Dans la mythologie romaine, Pluto (Pluton) est le roi des enfers. Ce nom va devenir de plus en plus présent autour des événements. Mais qui se cache derrière lui ? Un robot qui se révolte contre ces créateurs, en optant pour un comportement aussi odieux qu’eux ? Un savant fou avide de régner sur le monde ? Un règlement de comptes ? 


Intrigue policière enrichie de science-fiction et de fantastique, la trame de Pluto peut se lire à plusieurs niveaux. Tout d’abord, résoudre les crimes des sept robots les plus forts du monde qui disparaissent les uns après les autres, ainsi que les membres de la commission des lois  sur les robots. Elle se suit avec plaisir, bien que la fin grandiloquente bascule un peu dans quelque chose de peu crédible. Les personnages fouillés sont magnifiquement dessinés, avec un travail remarquable sur le faciès des robots vis-à-vis de leurs ressentis. Les rebondissements multiples et la qualité des dialogues entretiennent le suspense. L’autre point, autrement plus intéressant, concerne l’humanisation des robots. Les plus avancés sont capables d’avoir des émotions. Par exemple lorsqu’Astro mange une glace. Ces machines peuvent « éprouver » un début de tristesse, quant un couple de robots se trouve devant le corps « défunt » de leur « enfant » robot adoptif. En effet, ils croient comprendre la souffrance qu’une telle perte signifie aux yeux des êtres humains. Pleurer fait aussi partie d’eux-mêmes. En outre, les robots sont solidaires les uns des autres devant l’adversité, aux prises avec un ennemi commun, Pluto. Un autre point important concerne les funérailles des robots (du moins pour les plus puissants). N’est-ce pas, par cet acte, une des plus belles façons de les rendre semblable aux hommes ? De leurs témoigner notre affection ? De les humaniser en les enterrant ?
Le manga interroge également la question de l’identité intrinsèque des robots. Si un robot « meurt » lorsque son cerveau mécanique se casse, en le réparant, le robot diffère, n’est plus tout à fait le même qu’auparavant. 
Ces innombrables robots mettent par ailleurs en lumière le génie de l’industrie, apte à insuffler la vie dans des machines. Employées pour les tâches ingrates ; pour sécuriser d’une manière globale les villes (les robots-flics se substituent aux policiers) et intervenir dans les zones sensibles ; se transformer en machines de guerre lors des conflits mondiaux (ici en Perse où les Etats-Unis de Thracia envahissent la dictature, soupçonnée de fabrication d’armes de destruction massive) où des milliers de robots se détruisent, contrôlés à distance par les humains, passés au second plan et ne risquant ainsi plus les vies des soldats. Il arrive que les robots les plus évolués contredisent les ordres de leur supérieur, prenant conscience de l’attitude à adopter face à telle ou telle situation, de leur point de vue et non plus en obéissant bêtement à leurs créateurs.
Enfin, l’ambition de l’Homme (être imparfait) de créer une machine robotique absolument parfaite. Cependant, comme le souligne le professeur Tenma, créateur du robot Astro, « le cerveau le plus parfait est celui qui se trompe ». Cette recherche de la perfection s’avère paradoxalement contradictoire avec la philosophie du thé au Japon, pour laquelle l’Imperfection est primordiale, celle-ci permettant de développer l’imagination concernant la part de l’inachevé, et la valeur accordée à la suggestion.


En dépit d’une fin alambiquée et un poil tirée par les cheveux, « Pluto » propose une belle réflexion sur la notion de mémoire et de la quête identitaire des intelligences artificielles,  à travers un thriller efficace, bien qu’inférieur à la complexité du scénario de « Monster ». Ne boudons toutefois pas notre plaisir, car ce manga de Urasawa mérite le détour. On attend déjà sa prochaine œuvre, « Billy Bat », en cours de publication au Japon.

samedi 18 février 2012

Le glamour - Christopher Priest

Auteur : Christopher Priest (ANG)
Titre : Le glamour
Editions Denoël
Parution : 2008 [VO, 1984]


Considéré comme l'un des écrivains les plus talentueux de la science-fiction, le britannique Christopher Priest enchaîne les grands romans depuis plus de trente ans, avec "Le monde inverti", "Les extrêmes", "Le prestige" ou encore "La séparation". Avec "Le glamour", nous avons droit à un nouveau joyau, dont l'intrigue est fortement orientée par la perception du réel, thématique qui baigne l'ensemble de son oeuvre.


Blessé par une explosion terroriste, Richard Grey, cameraman de profession, effectue sa rééducation en clinique. Quatre mois plus tard, une femme nommée Susan Kewley vient le voir. Celle-ci prétend le connaître, mais la mémoire de Richard est entachée de zones d'ombre, et il n'arrive pas à se la remémorer. Il fait des séances d'hypnose pour tenter de recouvrer la tranche de passée qui précède son accident. Susan (alias Sue) essaie de l'aider en lui faisant comprendre qu'ils ont eu une relation amoureuse. Cependant, elle évoque également un certain Niall (qui serait écrivain), avec lequel elle entretient des rapports pour le moins ambigus. En effet, Sue n'arrive pas à s'en défaire depuis maintenant cinq ans. Néanmoins, le fait d'échanger avec elle persuade Richard de sa propre existence, devenant ainsi sa caution : "Avant l'apparition de Sue, il ne croyait pas vraiment en lui-même. L'impression de néant, d'absence qui remplaçait son passé était si totale qu'elle l'excluait de sa propre vie. Mais Sue était témoin de la réalité de Grey." Rapidement, les évènements narrés vont différer par petites touches, ce flou s'accentuant avec la progression du récit...


Perdre le lecteur est assurément un fait coutumier de l'auteur, celui-ci jonglant sur la perception de la réalité, qui changeante, qui mouvante, nous désarçonne. L'histoire se joue autour de trois personnages (Richard, Sue et Niall) imbriqués dans une relation sexuelle complexe (allant parfois jusqu'à la perversion), souvent sensuelle. Tous trois possèdent le "glamour", faculté rare leur permettant de devenir invisible aux yeux des gens normaux. Pour Richard le doute augmente. Ses repaires lui faisant défaut, il n'a que Sue vers qui se tourner... mais il en vient à s'interroger sur cet énigmatique Niall. Car bien qu'omniprésent dans les conversations de Sue, il ne l'a jamais rencontré. Sa mémoire serait-elle en train de vaciller ? Sue existe-t-elle réellement ou est-ce une fabrication de son esprit ? L'attentat a-t-il détraqué son cerveau, au point de le faire sombrer dans la folie ? Autant de questions, parmi d'autres, qui alimentent le récit pour mieux nous embrouiller.


Christopher Priest frappe un grand coup avec "Le glamour", récit labyrinthique et vertigineux, qui trouble profondément le lecteur. La chute, déconcertante, renforce ce sentiment d'une réalité cryptique, laissant planer une part de mystère. Du grand art !

dimanche 5 février 2012

Karoo - Steve Tesich

Auteur : Steve Tesich (USA)
Titre : Karoo
Editions Toussaint Louverture
Parution : 2012 [VO, 1998 - à titre posthume]


D'origine serbe, Steve Tesich immigra avec sa famille en 1957 à destination des Etats-Unis. Il a écrit deux romans, le premier, "Rencontre d'été", en 1982, et le second, "Karoo", en 1996 (année où il décède).


Saul Karoo, le personnage central du livre, bosse dans l'industrie du cinéma hollywoodien. Il réécrit et peaufine les scénarios. Pour cela, c'est un maître. Dans le milieu, on l'appelle le "Doc" (il a un doctorat en littérature comparée). En dehors de ça, sa vie n'a rien de bien valorisant. Du haut de sa cinquantaine, il trimbale son quintal, et son état de santé se dégrade. Malheureusement, seuls ceux de son entourage semblent le remarquer. Il fume comme un pompier et boit comme un trou. Cependant, par une probable intervention divine (?) Karoo peut picoler à volonté, car à aucun moment il ne sera ivre. Le revers de la médaille signifie que ses soucis ne seront jamais noyés dans l'alcool. Karoo n'a, par ailleurs, plus d'assurance maladie, au grand désespoir de sa future ex-femme, qui assiste à sa lente et inexorable déchéance.
Karoo a un fils adoptif, avec lequel il entretient une relation complexe.  Ceux-ci se parlent très peu. Généralement en public. Tout simplement parce que Karoo ne se sent pas à l'aise dans la sphère intime avec les autres.
Par hasard, le scénariste reconnaît la voix de la mère biologique de son fils adoptif (Billy). Il décide d'entrer en contact puis d'élargir cette relation au côté de Billy, afin de réparer les morceaux de sa désastreuse vie...


Avec "Karoo", on a le sentiment que quoi que le personnage fasse (en dehors de son indéniable talent pour la réécriture), c'est d'avance voué à l'échec. Par exemple, le fiasco avec sa future ex-femme qui le lamine au restaurant, Karoo ne bronchant pas, préférant rire de lui-même, ou le fait qu'il n'ait plus qu'un seul ami puisqu'il se sent atteint de la maladie de l'observateur : "Toutes mes relations avec les gens étaient devenues des spectacles publics". Saul tisse sa vie de mensonges, telle une toile pour façonner le réel. Il se ment d'abord à lui-même avant de mentir aux autres : "La vérité a perdu le pouvoir, ou le pouvoir qu'elle avait, de décrire la condition humaine. Ce sont les mensonges que nous racontons maintenant qui seuls peuvent révéler qui nous sommes". Sa démarche auprès de la mère biologique s'apparente plus à sa dernière chance pour se réhabiliter. Se réhabiliter auprès de son fils et aux yeux de sa précédente compagne. Un pas pour se transformer en "Paul" (le bon fils) en lieu est place de "Saul" (le mauvais fils, menacé de décapitation) comme le voyait son père atteint de folie avant sa mort, ce dernier pensant effectivement avoir deux fils. Le destin de Leila (la mère biologique) et de son fils, Billy, se révèle similaire à la vie de Karoo. Ironique et bouleversant.


A travers le personnage de "Karoo", l'auteur dresse le portrait d'un homme en perdition, jalonné de passages grinçants, attachants, tragiques et agaçants. C'est aussi une vision cinglante du monde d'Hollywood, loin du conte de fée, via Cromwell, toujours prêt à entuber les autres, ainsi que Leila, qui enchaîne les seconds rôles avant d'être systématiquement coupée au montage. En dépit de ces nombreux aspects détestables, le lecteur éprouve une certaine affection à l'égard du scénariste, y retrouvant tôt ou tard une partie de lui-même. Sans être un chef-d'oeuvre, "Karoo" possède indéniablement nombre de qualités qui le placent aisément au-dessus de la production actuelle. Une lecture recommandable, en somme !