dimanche 25 novembre 2012

Vanille ou chocolat ? - Jason Shiga


Scénariste et dessinateur : Jason Shiga (USA)
Titre : Vanille ou chocolat ?
Editions Cambourakis
Parution : 2012 (VO, 2010)


Jason Shiga est l'auteur de plusieurs bd parmi lesquelles Bookhunter et Empire state. Mais c'est surtout avec Vanille ou chocolat ? que l'américain frappa un grand coup. Cette bd expérimentale, labyrinthique et surtout amusante à parcourir, se démarque clairement de la production habituelle. Un pari osé, on ne peut plus salutaire.


Le principe est simple. La première page nous présente le personnage central, Jimmy, qui doit choisir un parfum de glace, vanille ou chocolat. En fonction de votre choix, vous allez devoir suivre l'une ou l'autre trajectoire, via des tuyaux. Ces tuyaux vous font voyager au milieu des 80p, grâce aux onglets. De nombreuses bifurcations se présentent, multipliant les pistes (ou impasses). Parmi ces 3856 histoires possibles, on dénombre huit fins (plus ou moins heureuses^^). 
Jimmy rencontre un savant, le professeur K, qui lui montre ses trois plus belles inventions, et l'invite à les tester. Il y a le Killitron 2000 qui est un gadget apocalyptique ; une machine à voyager dans le temps et un Qalmar, qui permet le transfert mémoriel d'un cerveau à un autre. En fonction de votre choix, vous serez amené vers d'autres bifurcations comme par ex. le "pile ou face" ou "je sais (ou) flûte je sais pas (le code d'accès)". 
L'aspect ludique est ici privilégié, et c'est un réel plaisir que de naviguer, se perdre, revenir, recommencer, les trajectoires. Des éléments de science-fiction viennent enrichir le récit, bien qu'ils ne soient guère approfondis, mais là n'est pas l'essentiel. Nous sommes confrontés à la fin du monde, à l'immortalité, au voyage dans le passé pour modifier le futur incluant la possibilité de rencontrer son autre soi. 
Après deux bonnes heures d'exploration, je ne suis pas certain d'avoir épuisé le champ des possibles. Ce qui tombe bien parce que le concept donne sacrément l'envie d'y revenir.


Cette bd atypique et originale, née de l'esprit d'un fou ou d'un génie vous fera passer de belles heures récréatives. Tout simplement épatant !

vendredi 23 novembre 2012

Le chevalier inexistant - Italo Calvino


Auteur : Italo Calvino (ITALIE)
Titre : Le chevalier inexistant
Réédition Folio : 2012 (VO, 1959)


Sous forme de fables humoristiques, Calvino publia dans les années 50 une trilogie comprenant Le vicomte pourfendu (1952), Le baron perché (1957) et Le chevalier inexistant (1959), devenue classique.


Les Chrétiens en guerre contre les Sarrasins durant le Moyen-Âge, sous la direction du carolingien Charlemagne, bénéficient d'une aide inattendue. Dans leurs rangs, les chevaliers comptent sur un renfort de poids qui se nomme Agilulfe (un soldat modèle mais antipathique). Il s'agit plus précisément d'un chevalier inexistant conscient de son existence. C'est juste, matériellement parlant, un tas de ferraille, un être qui est "présent" dans son armure, mais qui n'a pas d'endroit, "quelqu'un qui y est sans y être". Il ne dort pas, pas plus qu'il ne mange, et se révèle très précieux au milieu de cette bande de paladins belliqueux (enfin, ça c'est ce qu'ils prétendent, car toutes les occasions sont bonnes pour s'arrêter boire un verre dans les tavernes sous prétexte de préserver les forces de l'empereur vieillissant). 
Durant leur expédition, les chevaliers croisent un homme toqué, qui existe réellement, mais qui n'en a pas conscience. Que quelqu'un crie "Fromage" ou "Mouton", celui-ci rapplique à toute vitesse pensant qu'on l'appelle, il ne fait aucun lien avec une éventuelle offrande, car il ne sait pas nommer les choses. On lui donne des dizaines de noms, en fonction de l'endroit où il se trouve. Ici, il se fait appeler Gourdoulou. Cet imbécile heureux plait à Charlemagne qui l'engage comme écuyer. De quoi mettre un peu plus d'animation, si besoin en est...

Sous couvert d'une fable assez délirante, Calvino tacle l'absurdité de la guerre. Par ex., quiconque souhaite demander une réparation suite au décès d'un proche, doit s'adresser à la surintendance des "Duels, Vengeances et Atteintes à l'Honneur". Lorsqu'un chevalier réclame un combat contre l'émir qui a éliminé son père, celui-ci obtient finalement gain de cause, mais son rival meurt d'une manière tellement absurde que sa frustration l'emporte. Ailleurs, l'auteur brille par les descriptions d'une charge de bataille entre destriers dans laquelle les deux premières lignes se rejoignent. Alors, "c'était l'embouteillage et personne n'y comprenait plus rien". Dans ce chaos, "quand on ne parvenait pas à s'affronter, on échangeait des gros mots". Ne parlant pas la même langue, des interprètes (inattaquables, d'un accord commun) se chargeaient de traduire d'un camp à l'autre les insultes diverses, faute de quoi les chevaliers se heurtaient à une incompréhension malvenue, tachant de mémoriser l'attaque verbale pour une traduction ultérieure. Toutefois, ce serait réducteur de dire que ce texte se consacre uniquement à la guerre. On y croisera également une bonne soeur narratrice, les chevaliers du Graal qui auraient peut-être eu un fils "collectif", etc.


Bien que totalement irrationnelle, cette histoire déjantée fonctionne grâce à la plume de Calvino qui fait des merveilles. En tournant au ridicule la guerre, il en fait une critique piquante et mordante, maquillée sous des propos souvent hilarants. Signalons que les éditions Folio vont rééditer l'ensemble de son oeuvre, excellente initiative donc. 


vendredi 16 novembre 2012

Le souilleur de femmes d'Oxford - Gary Dexter



Auteur : Gary Dexter (ANG)
Titre : Le souilleur de femmes d'Oxford
Editions Le dilettante
Parution : 2012 (VO, 2008)


Le sexe, en ce moment, c'est la mode. On s'arrache en librairie le roman sado-maso "Cinquante nuances de Grey" tandis que dans la foulée débarque "Dévoile-moi" d'une certaine Sylvia Day. L'éditeur nous présente cette romance érotique comme un phénomène mondial. Diable ! Et ce n'est que le début d'une vague annoncée. Nous avons choisi de laisser de côté ces pacotilles qui se vendent toutes seules pour nous pencher sur un recueil beaucoup plus confidentiel, à la fois érudit et décalé, d'un enquêteur maître ès sexologie, dont la teneur nous a semblé particulièrement intrigante. Nous en profitons également pour saluer la sensationnelle couverture.


Ce recueil se compose de huit nouvelles ayant pour fil conducteur les perversions sexuelles. Le sexologue Henry St-Liver mène des enquêtes en compagnie de son assistante, Olive Salter. Celle-ci prend des notes afin de publier les aventures du détective, elle qui manie honorablement la plume (son roman est paru récemment). Nous commençons par les deux nouvelles les plus faibles : le texte qui ouvre le bal s'apparente plus à une mise en bouche (si vous me passez l'expression) pour narrer les circonstances de la rencontre entre St-Liver et Miss Salter. Le flabellum manquant évoque un vol dans une chapelle derrière lequel se dissimule une supercherie d'une tout autre nature. Si elle n'est pas très prenante, elle a le mérite de mettre dans l'ambiance. Le jeune explorateur intègre dans son intrigue Oscar Wilde (emprisonné pour homosexualité). Un jeune homme noir a été kidnappé dans son hôtel et toutes les traces de sa présence ont été effacées. Un texte de qualité assez moyenne. La nouvelle qui donne son titre au recueil, Le souilleur de femmes d'Oxford, monte d'un cran. On assiste à plusieurs agressions de filles dans un collège, qui se font couper une mèche de cheveux avant que l'homme ne s'écrie "Yoyo !" Ce nom correspond à celui d'un babouin appartenant à un individu antipathique. Le dénouement nous surprend, surtout par son humanité. Dans Le client bien né, un lord demande l'aide du célèbre sexologue afin d'éviter un scandale. Car il doit se marier prochainement mais à la fâcheuse habitude de ne pouvoir s'empêcher de s'exhiber dans les églises. Il redoute un scandale retentissant. Le travestissement est au centre du récit Smith Ely Jelliffe dans lequel un homme adore s'habiller en femme. Il parvenait toujours à le cacher au monde extérieur jusqu'au jour où il reçoit une lettre de chantage. Là encore, une excellente aventure vicieuse. Les sept bobines nous convoque dans un couvent où des bobines ont été subtilisées. Et pourtant, le (ou la) coupable ne pensait pas à mal, bien au contraire. Inattendu et plutôt drôle. Le dernier texte, Le voleur de Potchefstroom, fait intervenir le frère jumeau de St-Liver. Il revient à l'improviste de cinq années d'incarcération en Afrique du Sud pour le vol de jambes de bois !!!!! Il tomba sous le charme d'une missionnaire qui lui promis sa main à sa sortie. Mais celle-ci s'envola sans donner de nouvelles. Un bon texte. Et enfin, Le gourmet sous contrat, de loin la plus marquante et la plus écoeurante de toutes. Un jeune qui vient de se faire licencié sans réel motif accepte une étrange proposition : prendre le petit déjeuner tout les jours gratuitement dans un restaurant, mais à condition de rester sur place jusqu'à 17h. La révélation est simplement stupéfiante.

Dexter eut l'idée de ces nouvelles en lisant les essais de psychologues et/ou sexologues alllemands tels que K.H. Ulrichs, Magnus Hirschfeld, Iwan Bloch, Albert Moll et essentiellement du médecin britannique Havelock Ellis. Il mentionne également l'imposant et désormais ouvrage classique "Psychopathia sexualis" du psychiatre austro-hongrois Richard von Krafft-Ebing. L'érudition ne s'arrête pas là puisque dans les textes, il cite pèle-mêle, le marquis de Sade, Sappho, ou encore l'anatomiste Max Fürbringer. Nous émettons quelques réserves sur la présence souvent dispensable de passages qui n'apportent rien au récit (comme l'asthme de Miss Salter, sa fatigue, ou des descriptions inutiles). L'écriture n'est donc pas pleinement maîtrisée, mais étant donné qu'il s'agit de son premier "roman", on lui pardonne ces quelques maladresses.


"Le souilleur de femmes d'Oxford" se démarque par sa démarche ambitieuse sans substituer le divertissement à l'étalage de connaissances qui auraient pu devenir barbantes dans le cadre d'un texte littéraire. Par l'intermédiaire de son enquêteur, Gary Dexter fait preuve de beaucoup d'empathie à l'égard des personnes commettant ces "dérives" sexuelles, ne jugeant jamais, ni n'accablant. Après tout, comme le dit si bien Balzac dans "La peau de chagrin", "un homme est bien fort quand il s'avoue sa faiblesse". 

mardi 13 novembre 2012

J'en fais mon affaire - Mario Levrero



Auteur : Mario Levrero (Uruguay)
Titre : J'en fais mon affaire
Editions L'arbre vengeur
Parution : 2012 (VO, 1998)


Les éditions L'arbre vengeur publient de temps à autre des auteurs sud-américains inconnus mais dignes de l'être, à l'instar de l'excellent Rafael Pinedo dont nous vous recommandons son roman au titre évocateur, "Plop". Ils continuent donc à creuser avec l’uruguayen Mario Levrero avec ce livre plaisant sans être totalement convaincant. 


L'angoisse de l'auteur (ou présumé tel), c'est - au-delà de la page blanche -  d'écrire de bons romans, mais. Ce mais qui provoque l'irritation, qui le blesse dans son ego, car son bouquin n'est pas dénué de qualités, simplement il manque la petite étincelle le faisant basculer dans les textes publiables. Notre auteur n'est pas en reste puisqu'on lui propose, contre deux milles dollars (ce qui représente une somme en Uruguay) pour mener une enquête. En effet, un manuscrit époustouflant à atterrit sur le bureau de l'éditeur, cependant son auteur, un dénommé Juan Perez, est introuvable pour signer un contrat. L'écrivain "raté" accepte et part dans une ville paumée où il rencontre des personnages excentriques comme son ancien camarade de classe qui lui piquait ses crayons (le petit salopard) mais il prend sur lui bien qu'il ne puisse l'encadrer, ou encore un homme bizarre dont le regard poétique et décalé sur le monde ne laisse pas indifférent.  

Ce voyage nous propose une galerie de personnages hauts en couleurs, touchants, drôles, énervants, ou intrigants. A travers cette quête non dénuée d'embûches, l'écrivain trouvera bien plus que ce qu'il venait chercher. Car le chemin est plus important que le but, en s'enrichissant de nouvelles expériences. Pour citer un proverbe peul, "l'initiation commence au berceau et finit à la tombe". Nous sommes légèrement déçus par le dénouement, nous attendant à une sorte de chausse-trappe encore plus tordu que les gens croisés précédemment. Tel n'est pas le cas, cependant, à sa façon, il conclut l'histoire avec attendrissement. 


"J'en fais mon affaire" s'avère une découverte intéressante, cependant on ne peut s’empêcher d'éprouver une pointe de déception, un sentiment que l'auteur aurait pu mieux faire. Peut-être sommes nous trop exigeants, car ce roman divertissant et astucieux dépasse aisément la médiocrité des publications sans prises de risque.

dimanche 11 novembre 2012

Le bacille - Arnould Galopin



Auteur : Arnould Galopin (FRA)
Titre : Le bacille
Editions L'arbre vengeur
Parution : 2008 (première édition, 1928)


Petit trésor de la fin des années 20 injustement oublié, "Le bacille" allie enquête policière et récit d'anticipation avec brio. L'auteur publia aussi bien des romans pour la jeunesse que des récits de science-fiction et des polars. Il créa le personnage de Ténébras (rival de Fantomas) et fut l'un des premiers à faire un pastiche de Sherlock Holmes dans "L'homme au complet gris".


Dans la ville de Montrouge, un professeur à la Sorbonne (le bactériologiste M. Procas) créer l'émulation chez les femmes, qui assistent en grand nombre à ses cours, essentiellement pour son physique. Lui reste indifférent aux nombreuses avances, en raison d'une nature introvertie. Mais une belle américaine parvient à le séduire. Tout se déroule à merveille jusqu'au jour où il découvre qu'elle le trompe. Une violente émotion provoque sa maladie. En effet, il devient entièrement bleu et ses yeux sont jaunes. Contraint de sortir camouflé, il se sent impuissant et pitoyable, songeant même au suicide. Au début les habitants de son quartier éprouvent de la pitié envers le malheureux, avant que se déchaîne un climat d'une rare férocité puisqu'on le soupçonne d'avoir assassiné un petit garçon qui a disparu. Tout en poursuivant ses recherches scientifiques dans son laboratoire - sa seule raison d'être avec son chien pour unique compagnon - "il éprouvait maintenant pour l'humanité un profond dégoût." Lorsqu'un jour il retrouve dans un ruisseau son chien, la tête écrabouillée, sa haine prend une telle ampleur qu'il ne veut plus qu'une chose. Se venger.

"Le bacille" jongle tout autant sur l'aspect policier, où les habitants se chargent d'épier le supposé criminel nuit et jour, puisque la police estime que les preuves sont insuffisantes. En plus de l'injurier, de le menacer, les commerçants s'allient aussi en ne lui vendant que de l'alimentation de piètre qualité (pour ceux qui daignent encore le servir). L'ancien professeur en souffre terriblement, se terre à son domicile, ne comprenant pas ce qu'on lui reproche, hormis sa monstruosité physique. L'auteur tacle avec virulence le comportement de certains êtres humains, en montrant que le véritable Mal ne se cache pas toujours là où on le croit. Quant-à l'aspect anticipation, il se manifeste dans la dernière partie lorsque Procas cherche un moyen de leur faire payer cette déferlante de haine, ajouté au meurtre de son chien. Le dénouement logique mais tragique est assez poignant.


Replacé dans son contexte, "Le bacille" est un excellent roman qui évoque le bioterrorisme via une intrigue policière. Une fois la lecture entamée, il est difficile de le lâcher tant il est prenant. On espère que cette réédition bienvenue en amènera d'autres.

vendredi 9 novembre 2012

Piotrus - Leo Lipski



Auteur : Leo Lipski (Pologne)
Titre : Piotrus
Editions L'arbre vengeur
Parution : 2008 (VO, 1960)



Ce roman étrange de Leo Lipski, aussi tragique que comique, fut publié en 1960. Il contient quelques éléments autobiographiques allant de sa déportation en U.R.S.S jusqu'à la découverte de l'Iran avec l'armée polonaise. Là-bas, il contracta le typhus. Il se réfugia ensuite en Palestine en 1944, après le massacre de sa famille par les nazis. Son malheur continua lorsqu'il fut victime d'une paralysie grandissante (l'hémiplégie) le condamnant à une profonde solitude et une interminable souffrance.

L'histoire débute au XXès, en l'année 19.., à Tel-Aviv. Sur le marché, un homme se met en vente (vêtements compris), "forcé par les circonstances et certaines dettes morales." Une grosse bonne femme à l'odeur nauséabonde l'achète. Son rôle sera d'occuper les toilettes de sa maison du matin au soir, enfermé à clef, afin de faire déguerpir les deux sous-locataires devenus indésirables. La propriétaire pense à tout puisqu'elle lui remet le premier tome d'une encyclopédie, "Meyers Lexikon", pour ne pas trop s'ennuyer durant ce laps de temps. Mais il n'en a que faire de ce bouquin. Son principal souci est de se protéger de la canicule qui lui donne des coups de soleil. Pour cela, il se contorsionne autour du w-c. De cette manière, il découvre l'emplacement d'un nid de gros cafards. L'homme sombre peu à peu dans la folie et des envies de suicide se manifestent... Lorsque Batia, une peintre et prostituée loufoque de quinze ans (la nièce de cette immonde femme) vient le voir pour l'inciter à quitter "sa cure de pourrissage". Il prend le risque et le voilà embarqué dans des expéditions extravagantes au côté de cette jeune femme, prête à tout pour satisfaire ses désirs. Son goût pour la vie reprend de la consistance. Il pense que "les temps de la prostitution [sont ceux] où règne le calme et la paix." Jusqu'au jour où la prostituée le laisse pour butiner vers d'autres horizons.


"Piotrus" allie une dualité humoristique et tragique. Humoristique parce que la perspective de voir quelqu'un enfermé dans les toilettes sous la coupelle d'une bonne femme sans coeur, le laissant crever de chaud au milieu de cafards est une idée extravagante, totalement folle, admirablement décrite par la plume piquante de Lipski. Le grotesque ne s'arrête pas là pour cette mégère qui condescend néanmoins à le sortir de son trou au bout de plusieurs heures d'ennui et d'agonie, en le promenant comme un bon chien-chien en laisse, le collier autour du cou. Son ravissement est tel qu'il en aboie de joie. Farfelue encore cette improbable consultation auprès d'un docteur (?) qui lui affirme que des perspectives infinies s'offre à lui, puisque l'odieuse femme "a perdu la partie (contre lui), et en rêve par-dessus le marché". En réponse au contre-argument du supplicié relançant le fait qu'elle continue à lui monter dessus, le médecin lui rétorque que c'est "son devoir de souffrir". Cet autre passage dévastateur d'humour noir en renforce son impact : 
"- Lorsque vous aurez connu la vraie saloperie... 
- J'ai été en Russie (déporté) 
- Lorsque vous aurez connu la vraie saloperie, la décomposition morale..."
Un peu à la manière de "Abattoir 5" de Kurt Vonnegut, Lipski parle de sa trajectoire personnelle, douloureuse, tragique jusque dans sa drôlerie. La dernière page où il évoque son agonie n'en est que plus poignante.


Saluons les éditions l'Arbre vengeur pour la publication de ce roman d'un auteur polonais injustement méconnu. Cette pépite d'une noirceur pénétrante au pouvoir comique dévastateur est un coup de maître.



dimanche 4 novembre 2012

L'île de béton - James G. Ballard


Auteur : James Graham Ballard (ANG)
Titre : L'île de béton
Réédition en Livre de poche
Parution : 1979 (VO, 1974)


Publié à la fin des années 70, "L'île de béton" fait partie de la trilogie de béton, au côté de "Crash" et de "I.G.H". Chaque roman peut se lire indépendamment. Ballard y évoque la violence urbaine et son abhorration des voitures.


A Londres, suite à un excès de vitesse, un homme nommé Maitland fait une sortie de la route. Sa jaguar gît défoncée une dizaine de mètres en bas d'un talus, derrière un remblai. Il s'en tire avec quelques commotions. Dans ce trou, l'individu constate qu'il est tombé dans "une sorte d'îlot triangulaire, long de deux cents mètres environ, terrain vague entre trois voies convergentes." Il agite son imper en direction des bretelles pour signaler sa présence, "mais les conducteurs n'avaient d'yeux que pour les panneaux indicateurs et la jonction du périphérique." L'indifférence à son égard de "ce torrent de métal" l'agace. Il grimpe péniblement jusqu'à la barrière de sécurité, mais le flot incessant dans cette voie rapide n'autorisait aucun arrêt, beaucoup trop dangereux. Les "avertisseurs hurlaient" leur furiosité et l'imprudence de cet aventureux piéton. Quelques minutes plus tard, il se fait renversé par un chauffard à la sortie du tunnel, ce dernier n'ayant pas allumé ses phares. Maitland est éjecté de nouveau en bas du trou. Retour à la case départ, cette fois-ci sérieusement touché : "son corps s'était transformé en une mappe-monde de blessures". Pour tenir le coup, il pense à sa femme et à son fils. Quelqu'un va bien finir par le repérer, et la police va être à sa recherche. Quelques heures plus tard, il se réveille en compagnie de deux personnes. Il se dit alors qu'il est sauvé. Un clochard d'une cinquantaine année à moitié aveugle, pas bien malin, et une femme  s'occupe de ces blessures. Au désespoir de Maitland, il n'est pas encore tiré d'affaire, car l'évasion de cette île de malheur n'est pas dans leurs projets.

Ballard  a en horreur les voitures. La circulation en constante augmentation est, à ses yeux, un véritable fléau : "le bourdonnement continu des moteurs imposait sa présence menaçante, et en même temps vaguement rassurante, comme la bande sonore d'un cauchemar familier". L'auteur pointe également l'égoïsme des habitants des villes, ceux-ci n'ayant que faire du malheur d'autrui. Ce clochard simplet en est un exemple frappant, lui qui refuse de quitter ce petit îlot, son seul refuge, dissimulé au "centre de la ville qui l'aliénait". Lui qui a effacé le message d'appel au secours de l'accidenté, car il ne sait ni lire ni écrire, et par conséquent craint le pouvoir des mots. Lorsque Maitland lui tend un billet, le pauvre homme ne sait même pas comment le prendre, car "les gens ne lui ont jamais rien donné, que de la merde". Cet enfermement forcé de Maitland lui donne aussi le temps de réfléchir sur sa vie. La fin poignante du roman laisse planer une part de doute.


Avec "L'île de béton", Ballard a écrit un roman brillant et réfléchit sur l'évolution de notre société. Sa vision  implacable, pessimiste, laisse un impact durable dans l'esprit du lecteur. Signalons enfin que cette oeuvre forte mériterait amplement une réédition en poche. 

vendredi 2 novembre 2012

10 000 litres d'horreur pure - Thomas Gunzig


Auteur : Thomas Gunzig (Belgique)
Titre : 10 000 litres d'horreur pure
Editions Au diable vauvert
Parution : 2007


Troisième roman adulte de Thomas Gunzig, "10 000 livres d'horreur pure" est un hommage au slasher (sous-genre du film d'horreur). Ses deux précédents romans sont "Kuru" et "Mort d'un parfait bilingue". On lui doit aussi plusieurs recueils de nouvelles, dont "Le plus petit zoo du monde". Ce récit assez tordu va basculer dans une dimension fantastico-horrifique complètement frappa-dingue. Accrocheur et jouissif !



Cinq étudiants se rendent dans un bungalow isolé (forcément, hein !), sans réseau téléphonique (sinon, c'est moins drôle), en bordure d'un lac et d'une forêt, pour décompresser après de stressants examens. Certains baisent comme des bestiaux, d'autres se défoncent à la coke (ou les deux), le tout en écoutant Marilyn Manson à s'en faire péter les tympans. Cette maison appartient à la tante de l'un d'eux. Sur place, il avoue au groupe que sa soeur handicapée a disparu en ce lieu, kidnappée, il y a plus de vingt ans. On ne l'a jamais retrouvée depuis. Or, ne pouvant se déplacer seule, la fugue fut exclue, et le mystère demeure entier. Après cette révélation, la soirée festive reprend le dessus  lorsqu'une fille entend un bruit à la fenêtre. Qui n'en a jamais entendu ? Vous savez bien de quoi je veux parler bien sûr, "ces bruits inconnus, les grattements le long des murs, les crissements impossibles à identifier", ce genre de choses qui vous hérissent le poil. La demoiselle aperçoit devant la forêt un homme. Elle demande à son petit ami d'aller voir. C'est le début d'un calvaire glaçant et inimaginable. Cauchemardesque !

Gunzig nous tient admirablement en haleine grâce à un récit efficace et ténébreux qui devient surnaturel dans la seconde moitié. Les chapitres concis alternant l'histoire du point de vue de chacun des cinq compagnons accélèrent la rapidité de la lecture et le côté palpitant. L'auteur ne laisse aucun répit au lecteur, pour notre plus grand plaisir. Il s'amuse aussi en mettant côte à côte des jeunes issues de milieux différents, incapables de se blairer mais bien forcés de le faire, donnant souvent des répliques humoristiques.



"10 000 litres d'horreur pure" est au final un roman divertissant qui se dévore. Il allie une dose d'humour, de fantastique et du gore. En un mot : jubilatoire ! On se dit que si ses autres textes sont du même acabit, on ne tardera pas à y jeter un oeil. Et plutôt deux fois qu'une !









jeudi 1 novembre 2012

Abattoir 5 - Kurt Vonnegut



Auteur : Kurt Vonnegut (USA)
Titre : Abattoir 5
Editions points
Parution : 2004 (VO, 1969)


Kurt Vonnegut est un auteur américain qui fait référence chez les amateurs de science-fiction. En plus de son roman Abattoir 5, on lui doit notamment Le breakfeast du champion, Le berceau du chat et Le pianiste déchaîné.


"C'EST LA VIE."

Durant une émission de télé, Billy Pèlerin prétend avoir été enlevé par une soucoupe volante, en provenance de la planète Tralfamadore. Ces extra-terrestres ont la faculté de voir en quatre dimensions. Ils étudient son comportement durant l'accouplement, entre autres. Via des sauts temporels aléatoires durant sa vie, il plonge dans son passé, même après sa mort. En effet, selon les Tralfamadoriens, "une personne qui meurt semble seulement mourir. Elle continue à vivre dans le passé. [...] Le passé, le présent, le futur ont toujours existé, se perpétueront à jamais." Parmi ses voyages dans le temps, Billy se retrouve durant la seconde guerre mondiale. Vonnegut s’appuie sur son vécu puisqu'il a été engagé puis fait prisonnier à Dresde. Cette ville allemande où il assista depuis son abattoir au bombardement et à l'incendie qui la détruisirent. L'horreur du conflit nous est décrite sur un ton acerbe, à l'humour grinçante. Lui, le soldat se demandant ce qu'il fait au milieu de ce chaos, véritable boulet pour ses compagnons d'infortune, indifférent devant l'idée de périr, se traînant en bondissant au son de "quatre et trois font sept". Vonnegut se sert d'éléments de science-fiction pour recréer un univers et sa personnalité. Il se réfugie dans l'imaginaire en prenant notamment comme personnage secondaire un écrivain de s-f sans succès, qui répond au nom de Kilgore Trout (allusion à l'écrivain Theodore Sturgeon). Le comique achève le roman avec un improbable "Cui cui cui" d'un oiseau entamant un brin de causette  avec Billy.

"C'EST LA VIE."

Un roman profondément pacifiste qui dénonce l'absurdité de la guerre, employant l'ironie et l'humour noire pour témoigner de l'horreur.